« Ceci est intolérable, m’entendez-vous : intolérable ! »
Jusqu’à présent, tout s’était déroulé sous couvert d’une diplomatie de bon aloi. L’accueil des Prêtres de la Lumière s’était accompagné de toute la déférence et du respect que chacun devait aux dignes membres de cette noble religion. Ils avaient entrepris à la hâte un périlleux voyage depuis Haldibart, et leurs mines sombres dénotaient d’un périple harassant. Aux yeux du Lord Commandant, ces quelques robes chatoyantes aux couleurs vives et dorées pesaient plus qu’un bataillon de troufions. Face à l’épée, les Prêtres opposaient le verbe et savaient galvaniser : les fanatiques se calmaient devant eux, les indécis hurlaient leur ferveur à la lune, et les athées eux-mêmes commençaient à douter de leur propre incroyance.
De Bourg-Stoneburg aux hameaux de pêcheurs de l’est de la côte, les Prêtre de la Lumière faisaient des autorités religieuses formidables d’influence. S’attirer leurs sympathies étaient une prudence meilleure que son contraire.
Leur Grande Prêtre s’insurgeait pourtant. « Nous sommes venus apporter le triomphe de la Lumière, pas nous corrompre en alliances indignes avec l’ennemi ! » Elle cracha par terre, et manqua de peu les bottes de l’elfe. « Maître Merrywä n’aurait jamais toléré pareille chose s’il avait été encore de ce monde…
– Nous ne savons pas ce qu’il est advenu de lui ! la coupa sèchement Lord Nastën. Peut-être que…
– Ne dites pas de bêtises, Lord Commandant : nous savons vous et moi que les orcs sont trop primitifs pour veiller sur des prisonniers.
Lord Nastën ne pouvait contredire ce point ; son silence et le soupire qui s’ensuivit montrèrent toutefois qu’il voulut garder espoir au sujet de celles et ceux qui s’étaient trouvés dans le Temple au moment de l’attaque des orcs.
« Voyez-vous, ô Commandant : il n’est guère besoin d’être grande devineresse pour vous prédire que votre mage des ombres finira par vous trahir ! »
Lord Nastën voulut la rassurer. A défaut de convaincre, au moins pourrais-je calmer ses ardeurs.
« Akoën a toujours été un fidèle serviteur de nos causes. Il n’aurait jamais été hissé au sein de notre état-major si sa loyauté avait du souffrir de la moindre suspicion. »
Ce fut hélas peine perdue. La Grande Prêtre Marsya n’en démordit pas :
« La Lumière est née des œuvres des quatre Dieux Elémentaires. Elle nous est parvenue en héritage suite à leur sacrifice lors du Grand Affrontement. Elle est l’unique voie qui permette de retarder le retour du Dragon. Tant que la Lumière brillera, elle tiendra éloignée de ce monde celui qui entend l’engloutir. La Grande Ombre commence par la Pénombre, et la Pénombre n’a pour origine que l’Obscurcissement. Du petit mal naît le grand mal ; les ténèbres se font toujours grandissantes sitôt qu’on leur laisse une once d’existence. Sous son masque de duplicité, le serviteur de l’Ombre ment sans vergogne, ourdit le complot, calcul son coup et ne perd jamais de vue les intérêts du Dragon qu’il défendra tôt ou tard. La Lumière seule met à jour les ombres qui se forment sous les plis d’anxiété du visage lorsque celui-ci se crispe sous le poids des fausses paroles ; et alors nul ne peut mentir face à la puissance de la Lumière qui nous permet de révéler le vrai du faux. A la vérité Commandant, je vous le dis : votre Akoën et ses maudites créatures se retourneront contre vous, et plus tôt que vous ne le pensez ! Soit il ne parviendra à les contrôler – et vous aurez tôt fait de les voir revenir contre vos lignes pour tenter de les enfoncer – soit il les contrôlera parfaitement et saura leur intimer l’ordre de prendre le parti des orcs au moment fatidique. L’Ombre n’a qu’un seul maître ; ceux qui emploient sa maudite puissance finissent toujours par se ranger du côté du Dragon. Tôt ou tard, ces Ombres Guerrières dont vous tentez de justifier l’existence ne seront que des ennemis supplémentaires qu’il nous faudra affronter. Croyez bien qu’à ce moment-là, vous n’aurez que vos yeux pour pleurer. En attendant, je vous prie de ne jamais oublier que nous aurons constamment à l’œil ces abominations. Nous nous rangerons sous votre autorité militaire, et soyez en cela assuré de notre obéissance autant que de notre loyauté : mais que votre Akoën et ses rejetons montrent un seul signe de trahison, et alors à la Lumière seule nous reviendrons en obéissance.
Or, vous n’ignorez pas que la Lumière nous commande de toujours réduire l’Ombre et, si possible de l’exterminer. »
Ce qui avait d’abord été une série de paroles prononcées entre des dents serrées s’était peu à peu mue en un plaidoyer bruyant, craché à gorge déployée. La Grande Prêtre avait vu son visage s’empourprer de colère ; et le camp tout entier d’avoir profité de ses mises en garde.
Autour d’eux, un silence se fit. On n’avait pas entendu cela depuis la consternation qui avait frappé les éclaireurs de la Garde Elfique lorsqu’ils avaient découvert les morts et les agonisants qui jonchaient les abords du Temple, ce même matin où, croyant venir relever leurs camarade à Lunarën, ils avaient constaté avec horreur que le Temple elfique était devenu un terrible Bastion aux mains des orcs.
« Je demeure l’autorité militaire de cet endroit, et je peux vous jurer que je réponds de chacune des recrues ici présentes. »
La Grande Prêtre Marsya plissa les yeux de suspicion. Elle approcha son visage presque au contact de celui de l’elfe, et se remit à serrer les dents :
« Dans ce cas, que la Lumière vous entende, Lord Commandant. Que la Lumière vous entende… »