« Toujours rien, Lord Nastën.
Leurs trappeurs auraient-ils abattus nos corbeaux ? Nous en avons pourtant envoyé en nombre…
Je pense que tous nos oiseaux sont encore en vie, monseigneur. Après la prise de Lunarën, la Horde des orcs a déferlé en un seul bloc vers le sud. Le grand est des terres humaines ne semble pas les intéresser.
Pour le moment. Ces créatures ont une soif malsaine de conquêtes et de pillages. Elles ne perdent jamais de vue les territoires qu’elles peuvent ruiner ou anéantir.
Leur extrême brutalité est inscrite dans leur nature, monseigneur. De là sont nés des récits et des légendes vivaces au sujet des orcs. Ces histoires inspirent la peur aux humains qui s’en font davantage des chimères de représentations. Peu d’entre eux ont déjà vu un orc sous sa véritable apparence. Cela expliquerait la crainte qu’ont nos alliés de marcher à notre secours. Plus nous solliciterons une aide urgente, et plus notre situation paraîtra désespérée aux yeux du monde ; et plus nos renforts tergiverseront, et plus la situation s’aggravera ici, au point de devenir réellement désespérée. »
Le silence qui s’ensuivit indiqua que la démonstration avait fait mouche. Tawën avait toujours été de bons conseils auprès du Lord Commandant Nastën. Rigoureux dans ses démarches, précis dans ses informations, circonspect dans les moments graves, il savait se taire, écouter, et ne répondait jamais rien de superflu. Bien que les convenances de sa carrière l’aient hissé au grade de bras droit du Lord Commandant de la Garde Elfique, Tawën avait toujours été un bien piètre stratège militaire. Il était en revanche savant dans l’art de comprendre l’esprit des sociétés et des peuples. C’était somme toutes un sage dans une armure de chevalier elfique, et le Lord Commandant ne rougissait point de sa recrue.
« Leur lenteur à venir ne signifie pas qu’ils ne viendront pas, fit observer Tawën de plus belle.
- Diable : qu’il sera bien utile de leur part de venir prêter main-forte à nos cadavres ! Prions pour que les orcs ne tentent pas une sortie. »
Une tête passa à travers l’ouverture de la vaste tente militaire. C’était celle d’un elfe qu’on aurait dit jeune – encore que tous les elfes paraissaient souvent juvéniles. Coiffé d’un heaume réglementaire qui dissimulait sa longue chevelure blonde, son encolure laissait deviner qu’il était vêtu du plastron de l’élite de la Garde Elfique. Ses yeux verts en amande passèrent de la clarté du jour à l’obscurité qui régnait dans la tente du Lord Commandant. Seuls les faisceaux dansants de quelques bougies venaient éclairer la lourde table en chêne sur laquelle peinait à tenir déployée l’immense carte de la région. Le renfort des bougeoirs qu’on avait positionnés aux angles avait été nécessaire pour maintenir ce papier qui ne demandait qu’à se recroqueviller. La lumière des petites flammes n’éclairait pas au-delà des deux sièges gravés d’aigles, de faucons et de condors des cimes. Les faibles feux saupoudraient d’un reflet orange le visage des deux gradés qui se faisaient face de part et d’autre de la table. Derrière eux, c’était toute une décoration riche et raffinée qu’on devinait plutôt qu’on ne voyait ; ainsi se bornait la puissance d’éclairage des petites bougies qu’ils avaient allumées.
« Lord Nastën, une compagnie de mercenaires se présente devant le campement.
- Les dieux nous ont entendu » soupira laconiquement le seigneur elfe. Pour sa part, Tawën parut étrangement surpris par telle nouvelle. Qui étaient-ils ? Etaient-ce des elfes ou des humains ? D’où venaient-ils ? Tawën prit l’initiative de poser toutes ces questions à la fois.
« Ils se sont présentés sous le nom de Compagnie du Poing d’Acier. Tous humains. Ils n’affichent pas de blason ni de bannière. Ils disent venir d’un village forestier situé plus au nord, dont j’ai toutefois oublié le nom car celui-ci ne m’était pas familier. Les hommes disent qu’il doit s’agir là d’une compagnie récemment formée. Ils n’ont l’air de manquer ni de vaillance ni de courage. En revanche, le subtilité ne semble pas faire partie de leurs attributions. Leurs armes sont si grossières et brutales qu’elles n’ont rien à envier à celles des orcs. Ils parlent fort, rient grassement, demandent peu la permission pour entrer, et semblent être de celles et ceux qui cognent d’abord puis posent les questions ensuite. En tous cas, ils ont fait savoir qu’ils étaient déterminés à enfoncer les lignes des orcs et à les déloger coûte que coûte de leur Bas…
- Répondre à nos questions et te souvenir du nom de leur village aurait du suffire à ta langue, soldat. Nous nous passerons de tes commentaires. »
Le Lord Commandant avait été sec, mais il n’avait toutefois pas ordonné au messager de disposer.
Il s’accorda un instant de réflexion.
« Qu’ils entrent, lâcha-t-il enfin. Trouve-leur des quartiers où s’installer. »