« Quiconque s’est un jour intéressé de près aux mythes de notre monde sait que les idées reçues sont la pire des plaies dont puisse souffrir un être doué de raison. Quand le Dragon s’est manifesté, il fut paré de cette puissance incommensurable, incontrôlable et dévastatrice que nous avons qualifiée de Puissance Ombreuse. A la Puissance Ombreuse se sont opposés le Phœnix, le Kraken, le Griffon et le Basilic. C’étaient là respectivement le feu, l’eau, l’air et la terre incarnés ; leur union apporta la victoire et chassa le Dragon qui menaçait d’avaler notre monde. Au cours de la lutte, les quatre créatures qui avaient réussi à chasser le Dragon disparurent chacune à leur manière, laissant la terre et l’océan aux races animales et aux douées d’intelligence. Tout cela survint il y a des millénaires ; chacun aujourd’hui croit détenir la vérité en matière de détails sur ce récit fabuleux ; les plus fanatiques s’arrogent l’orgueil de détenir la seule vérité – jusqu’à ce que ces fanatiques en rencontrent d’autres et joutent verbalement à grands renforts de contre-vérités dénuées de preuve ou de témoignage fiable.
Les érudits de notre temps s’accordent toutefois en de rares points, dont voici le principal : le Dragon aurait pris la fuite en raison du très grand nombre de blessures qui parcouraient son corps. Chaque coup porté par ses adversaires aurait percé ses lourdes écailles et, en certains cas, d’infimes fragments de ces mêmes écailles se seraient détachés pour venir se briser en éclats noirs sur le sol de notre monde. Quoique rarissimes, on peut encore trouver aujourd’hui de ces fragments, que l’on confondrait aisément avec de l’obsidienne, mais que tout bon mage pourrait reconnaître au toucher tant ces éclats irradient de la Puissance Ombreuse de leur propriétaire. Les millénaires n’ont en rien amoindri leur puissance, à tel point que l’Ombre est réputée intarissable. Voilà probablement ce qui effraie le plus les sceptiques et les adversaires de ce pouvoir d’antan dont on n’ose plus se servir. Du reste, les légendes racontent également que certains peuples orcs voueraient un culte au Dragon lui-même ; en cela, les orcs et leurs sbires seraient naturellement pourvus d’une âme d’Ombre, là où cette même légende accorde aux elfes et aux humains de naître naturellement dans la Lumière.
Pour ma part, je ne pense pas que les choses puissent être réduites à si pauvre résumé. Si l’Ombre et la Lumière existent indéniablement, il serait faux de croire que les deux doivent systématiquement s’opposer. M’avancerais-je à dire qu’il serait également faux de réduire la Lumière au « bon » et l’Ombre au « mauvais » ? J’entends d’ici les sifflets et les jurons, aussi me concentrerais-je sur les certitudes que je peux encore exprimer librement.
Et puisque mots ne sont que vent tant que preuve n’est point devant, voyez un peu : en tant que fin connaisseur de la Puissance Ombreuse, j’ai personnellement usé du fragment d’écaille du Dragon en ma possession afin d’en libérer toute la quintessence de sa puissance, et voici ; quelques nuits passées dans ma tente à ignorer les cris de mes gorets de nouveaux voisins du Poing d’Acier ; des incantations récitées avec soin ; de la prudence en toute chose ; enfin l’accomplissement avec succès du sortilège que je m’étais proposé de lancer.
La Garde Elfique ne tardera pas à voir se présenter à elle une poignée d’Ombres Guerrières, directement issues de la puissance du Dragon. Point de panique : ces Ombres sont le fruit de ma volonté ; elles seront aussi fidèles au Lord Commandant que je lui suis moi-même. Parées de noir et sombres à souhait, rapides, furtives, implacables et imperturbables, ces créatures à la chair gorgée de magie brute formeront le bras armé de la puissance des Ombres que nous retourneront contre les adeptes du Dragon.
Envoyez-les investir le Temple de Lunarën devenu Bastion des Orcs, laissez-les agir quelques heures au gré de leurs lames et de leur magie, et vous verrez : mes Ombres Guerrières surgiront depuis l’obscurité où je leur ai donné vie et, de là, elles plongeront ces orcs de malheur dans les ténèbres de leur propre mort… »