Jodwick peinait à se faire entendre. La foule huait et, quand elle ne huait pas, elle se perdait en un bourdonnement de commentaires incessants. Comment me faire comprendre s’ils ne m’écoutent même pas ? De ses deux mains tendues qu’il agita de haut en bas, le Bourgmestre de Hameau-l’Embrun appela au silence et à l’apaisement. « Mes amis, il faut que vous compreniez la situation… » voulut-il recommencer à expliquer, avant qu’un des fils du pêcheur Algg, planté au premier rang, fende sa phrase d’un « c’est la guerre des elfes tout ça ! ». « C’est comme même pas nous qu’on est attaqué ! », cracha-t-on alors depuis le fond de la foule. « On s’battra pour défendre nos eaux quand les orcs y s’ront arrivés jusque-là ! » vociféra de plus belle Tamora Filey de sa grosse lippe tremblotante. « Qui pêchera pour nos familles, si on va crever à l’ouest ? ».
Sur ce dernier point, Jodwick ne pouvait contredire le pertinent Adwil Anguillard. Il était vrai que le Temple de Lunarën avait été bâti fort loin à l’ouest, après le rivage, dans les terres, au cœur des régions elfiques. Situé non loin des Hautes-Montagnes qui bordaient l’extrême versant est de cette terre, leur propre hameau ne devait son existence qu’au regroupement solidaire de chacune des familles qui peuplaient cette partie du rivage. Quand les Anguillard et les Krab avaient proposé de bâtir ensemble les premières cabanes sur pilotis, aux larges les plus poissonneux de cette partie de la côte, ils furent rapidement rejoints par les Joaber-Bato, les Filey et les Algg. Il y a des siècles de cela, chacun avait donné le nom de sa famille ou de son clan pour baptiser un animal ou une invention salutaire pour tout peuple de la pêche et des rivages.
A ce jour, près d’une soixantaine d’habitants composaient en permanence la vie locale de Hameau-l’Embrun ; et pas un pourtant n’était disposé à répondre à l’appel du Lord Commandant Nastën. Jodwick aurait été prêt à partir lui-même pour se battre, si sa charge de Bourgmestre ne l’eût retenu ici, condamné à maintenir en permanence la cohésion entre toutes ces fragiles solidarités.
« Nous ».
La foule se retourna d’un seul homme. C’était Andus, le patriarche des Haarpon. Sous la peau tannée de son visage, derrière sa crinière et sa longue barbe blanche ébouriffées, avec ses yeux bleus à demi-cachés sous la plissure de ses rides, il s’était avancé avec fierté. Quoique que frêle comme une esquif, il avait encore la vigueur de ses bras, le courage de se lever à l’aube, l’endurance de ne rentrer qu’au crépuscule, et l’orgueil des Haarpon de ne s’asseoir au coin du feu que si sa hotte était pleine de poissons le soir. Il tenait dans sa main l’instrument de pêche inventé autant que baptisé par son clan. Il avait attaché à son cou une paire de pinces de homard creusées qui cliquetaient doucement à chacun de ses pas. Il était convenu qu’un habitant du rivage soit autorisé à dépouiller les restes de ses prises pour son apparat personnel, à condition qu’il ne s’emploie jamais à se parer d’un animal sacré aux yeux d’une autre famille du rivage. Ainsi le vieil Andus avait-il du jeter la paire de pinces de crabes qu’il possédait au moment où son clan avait accepté que s’installât avec eux, sur cette partie du rivage, la famille Krab. Il s’en était retourné en haute mer, par une nuit de pleine lune, et avait pêché seul ce homard-de-nuit dont les attributs ornaient aujourd’hui son cou fripé et tâché de sel. Forts du maintient de cette ancestrale tradition pétrie de respect de l’autre, les gens du rivages ne pouvaient décemment pas se réunir en un seul gros village, au risque de ne plus pouvoir jouir d’aucune parure issue de la mer. Trop de sensibilités à respecter à la fois auraient rapidement conduit à la ruine des peuples du rivages, lesquels se seraient immanquablement jetés dans le conflit au nom de leurs propres traditions. Seul le Kraken demeurait la créature marine unanimement révérée et dont les restes étaient rendus intouchables par n’importe quel pêcheur de Valamyä.
« Vous autres ? » s’étonna Jodwick Krab tandis que ses yeux comptaient la quinzaine de membres qui composaient le clan Haarpon. Nul ne pipa mot, mais tous savaient que les rejetons d’Andus étaient aussi nombreux que discrets, aussi anciens de lignée que silencieux, aussi présents dans les ragots qu’absents aux réunions publiques de Hameau-l’Embrun.
Mais enfin, tels qu’ils étaient tous là à encadrer le patriarche Angus, avec leurs filets gluants, leurs harpons, leurs lances rognées d’entailles, leurs couteaux usés, leurs vêtements assemblés de cuir, de peaux et d’écailles de tortues-béliers, ils semblaient déterminés à abandonner les paisibles rivages de l’est pour se porter au secours de l’ouest en guerre… »