La route n’était point longue en soi : elle souffrait simplement des interminables arrêts dont était victime leur voyage. Sous la voûte des arbres, le soleil perçait en rayons fin à travers la densité du feuillage, révélant la myriade d’insectes volants qui virevoltaient autour d’eux. Pour la neuvième fois depuis qu’ils avaient repris la route, la compagnie s’était arrêtée en chemin. Le vieux Khol avait ressenti dans l’air un signe de leur Dieu, et il s’était aventuré dans un fourré en marge du sentier principal. Bien qu’il n’ait jamais emprunté cette route auparavant, il paraissait certain de la destination vers laquelle ses pas l’entraînaient. Au cours des cinq premiers arrêts, il y avait toujours eu deux ou trois fidèles en armes pour se proposer de l’accompagner. Et puis, dès le sixième arrêt, on se rendit compte que la région était sûre : les barbares des Hautes-Montagnes n’osaient plus y descendre depuis des décennies, préférant déporter leurs maigres incursions plus loin vers le nord-est, dans les forêts tenues par les humains ; les orcs qui avaient déferlé du côté de Bourg-Stoneburg ne s’étaient pas répandus dans le territoire, préférant fondre sur Lunarën, puis gagner ensuite le Port de l’Estuaire vers le sud. Quant aux bandits de grand-chemin, ils auraient été en temps de paix les seuls à constituer une réelle menace sur cette route. Toutefois, tout bandit qui voulait vivre longtemps devait demeurer prudent. Or, tout changement de situation diplomatique signifiait le changement des habitudes de chacun : ainsi fallait-il aux bandits un temps d’adaptation s’ils ne voulaient pas finir plus rapidement que prévu au bout d’une corde.
En matière d’habitudes, le vieux Khol avait pour siennes de ne jamais quitter les alentours de Tertre-Bourg. Il venait toutefois de réaliser plus de cent dix-huit kilomètres à pieds, en compagnie de quelques fidèles armés et prêts à donner leur vie pour la sienne.
« Et voici ! » lança-t-il soudain de sa voix chevrotante tandis qu’il émergea des fourrés. Sa cape en différentes peaux de chevreuils, ses braies vertes et marrons, sa veste de cuir sans manche, sa couronne taillée dans des bois de cerf, tout cela avait accroché chemin faisant un conglomérat de tout ce que cette forêt pouvait produire d’épines, de feuilles et de menus branchages.
Entre ses mains fripées et couvertes de cicatrices, le vieux Khol tenait un crâne de sanglier. Les fourmis y avaient réalisé un tel travail qu’il était blanc et prêt à servir dans quelque cour d’apprentissage du vivant. C’était tout du moins la réaction normale qu’aurait eu n’importe quel universitaire d’Haldibart qui serait tombé sur tel vestige animal.
Pour les humains qui servaient le Dieu Dépecé, ce « simple crâne » animal avait valeur de relique.
« N’oubliez jamais, mes enfants : le Basilic a donné sa vie pour sauver notre monde du Dragon. Dans son trépas, il a laissé son propre corps pour que nous puissions nous en emparer et nous en confectionner des armes et des atours. Son vœux a été de nous permettre un jour de jouir de sa puissance de jadis. »
C’était cette quête mystique qui avait conduit les fidèles du Dieu Basilic à prendre la route loin de Tertre-Bourg. Ils avaient marché vers l’ouest et traversé l’immense forêt dans laquelle résidaient les villages peuplés d’humains. Dès ce matin, leur route avait obliqué davantage vers le sud.
« Nous devrions nous presser de trouver le prochain village avant la tombée de la nuit », lui conseilla l’un des fidèles armés qu’il avait à son service. Et sans halte intempestive.
Cette poignée de fidèles qui habitaient depuis toujours dans le village forestier de Tertre-Bourg étaient à leur manière considérés comme des druides, sinon des druides-guerriers lorsque les circonstances l’exigeaient. Tous avaient appris à se battre, à prier, et à s’intéresser de près à leur environnement naturel. Tertre-Bourg était un village fort connu dans tout Valamyä, et pour cause : l’endroit se singularisait par la présence d’un profond cratère, lequel formait un cercle de près de vingt mètres de diamètres. Peu de monde connaissait sa profondeur véritable. On racontait à Tertre-Bourg que c’était là qu’avait chu le Dieu Basilic et que, le souffle ardent du Dragon ayant provoqué son coup de grâce, il fut enfoncé dans le sol où il y trouva la mort en se pétrifiant lui-même. Depuis lors, seuls les fidèles du culte du Basilic étaient autorisés à descendre dans le cratère par une échelle de corde. Eux seuls pouvaient voir la pierre sacrée, eux seuls pouvaient la toucher ; eux seuls enfin étaient aptes à communier avec l’esprit du défunt Basilic. « Notre Dieu a choisi de nous léguer son corps en héritage, répétait depuis des années le Grand-Druide Khol. Notre Dieu est le Dépecé qui vous apportera les armes pour lutter contre le retour du Dragon et de ses serviteurs. »
Ces druides étaient rassurés sous les arbres, et angoissés sitôt qu’ils avaient le ciel pour toit : aussi sortaient-ils rarement de Tertre-Bourg. A plus forte raison, ils ne quittaient jamais la vaste forêt qui s’étendait aux pieds des Hautes-Montagnes. Le présent voyage devait toutefois les contraindre à progresser plusieurs heures sous le ciel ; cela enjoignait le jeune Caely à ne pas dormir dans un champ cette nuit.
Quoique le vieux Khol eut l’air de ne pas entendre ce qu’on lui racontait, il n’était pas aussi sénile qu’on le prétendait : de fait, il n’y eu plus la moindre halte.
Au crépuscule, ils aperçurent enfin sur la route une bâtisse de briques au toit de chaume, dont la fumée s’échappait depuis ses doubles cheminées de pierre. A distance convenable, l’écriteau indiquait « AUBERGE DES TROIS-CHEMINS ».
« Votre dernière étape avant Lunarën, avait commenté le vieux Khol.
– Votre ? s’étaient-ils tous étonné d’une seule voix.
– Eh, quoi : alliez-vous croire que je suis encore en âge de me battre ? Je n’ai plus vingt ans, et ces orcs n’auront aucune pitié pour mes vieux os. Non, non, non : je serai bien mieux ici à vous attendre. Allez, accomplissez votre devoir au nom de notre Basilic, le grand Dieu Dépecé, et revenez-moi victorieux. Je ne me vois pas engager seul la route du retour jusqu’à Tertre-Bourg… »