« Quinze d’avoine, trois d’orge, douze de blé… »
Salmer notait sur son parchemin en peau de mouton à mesure que Ludwig comptait à voix haute. Le garde aux plastron, gorgerin, canons et grèves de plaques d’acier rutilantes pointait sa dague devant chaque sac de denrée, et cela pour chaque chariot qui désirait entrer en ville. Au-dessus de leur tête, le rempart formait une arche de pierre à l’endroit où s’ouvrait la Porte Est. Sur ce même rempart, vingt et deux archers se tenaient prêts à faire pleuvoir la mort autant qu’à sonner l’alarme.
Ce qui se passait dans ce goulot d’étranglement reflétait à merveille le climat qui régnait ces jours-ci à Bourg-Stoneburg : connu d’ordinaire pour ses flots continus d’entrées et de sortis, on y entrait désormais à loisir si on possédait des vivres, des armes ou de l’or, mais il était impossible d’en sortir jusqu’à nouvel ordre. On y craignait la venue de la Horde des orcs : aussi prenait-on toutes les précautions qui s’imposaient. Elle avait déferlé depuis les Hautes-Montagnes et avait par miracle contourné Bourg-Stoneburg sans engager de combat contre sa garnison. Pour autant, la menace était loin d’être écartée. Tant pis pour Lunarën, pensait-on à voix basse en ville. Les secourir sonnerait notre perte. Ce matin encore, les ordres du capitaine Strürmwick avaient été clairs : « Que pas une de nos bouches utiles quitte notre enceinte ; que ceux qui veulent entrer apportent de quoi se nourrir eux-même ainsi qu’une contribution pour nos troupes ; veillez enfin à ce qu’aucun ennemi ne se fasse ver à l’intérieur du fruit. » Sur ce dernier point, Ludwig veillait personnellement à interrompre de temps en temps l’égrenage de son décompte pour planter son poignard dans quelque sac choisi au hasard. Ou choisi selon son odeur. Ludwig n’avait jamais affronté personnellement des créatures aussi abjectes que les orcs et les sbires qui les accompagnaient parfois, mais il pouvait bien jurer qu’il connaissait à leur sujet tous les récits et les témoignages les plus fidèles qui puissent exister. Chez les orcs, une « Horde » ne se réduit pas à quelques combattants en peaux de bêtes. Les uns naviguent sur des bateaux légers capables de descendre et de remonter les fleuves dans un silence de mort ; les autres avancent par voie de terre, équipés de cuir, de maille, de plaques d’acier ; certains sont disciplinés, certains sont bruyants, certains sont discrets ; mais enfin, tous apportent la mort sur leur passage. Et les trappeurs, ah, ça !
Cette seule pensée fit frémir Ludwig. La charrette suivante écopa d’un coup de poignard pour chacun de ses dix-huit sacs de farine.
On pouvait gagner Bourg-Stoneburg par la route de l’est ou par celle du nord. Au nord, la route menait directement vers les Bas-Monts, poussait jusqu’à la ligne des Trois-Forts, pour enfin se perdre dans les Hautes-Montagnes, là où nul n’avait jamais eu le cran de poursuivre les travaux d’aménagement d’une voie praticable. A l’est, la route obliquait rapidement vers le sud, et menait tout droit au Temple Elfique de Lunarën. Pour quiconque habitait à l’est du Temple, Lunarën marquait une forme de frontière entre les territoires elfiques au sud et ceux des humains situés au nord-est de cette position, du côté des bois qui bordaient les pieds de la partie orientale des Hautes-Montagnes. En revanche, pour la cité cosmopolite de Bourg-Stoneburg, Lunarën ne constituait qu’une porte d’entrée de plus en faveur du brassage des peuples.
Un carré de murailles hautes d’une vingtaine de mètres ceinturait étroitement la ville qui, en son sein, s’était bâtie de manière chaotique. Les ruelles les plus étroites et les plus sinueuses de la région offraient du pain béni aux coupe-jarrets de tout poil, si bien que le Conseil de la ville dépensait des fortunes en recrutement de miliciens pour lutter contre le tout-venant, et d’inspecteurs pour lutter contre ceux qui tiraient les ficelles des plus gros trafics. Au centre de la ville pavée se tenait une modeste colline, au sommet de laquelle trônait un château de pierres blanches qui avaient viré au gris délavé. Sa construction précédait celle de la ville ; et ainsi, l’ancienne position fortifiée de Stoneburg fusionna au fil des siècles avec les civils, jusqu’à devenir le Bourg-attenant-au-fort-de-Stoneburg. Lorsque les procédés d’échanges et de commerce furent liés de façon indispensable entre la garnison d’en haut et les habitants d’en bas, on commença à parler du Bourg de Stoneburg, avant de glisser peu à peu vers l’appellation actuelle de Bourg-Stoneburg.
La cité avait connu l’épidémie, la guerre des gangs, les soulèvements du peuple, les coups de force ratés contre le Conseil, les coups d’Etat réussis contre ce même Conseil, la présence d’un roi durant quinze jours, la déposition dans le sang de ce même Gregor Ier, quarante-sept fois la loi martiale ; voilà pour l’intérieur. A cela s’ajoutaient au-dehors les incursions régulières des barbares venus du nord, lesquelles s’interrompirent sitôt achevée la construction de la ligne des Trois-Forts. Cette Histoire locale embrassait les périls à pleine bouche : et ainsi les gens d’épée de Bourg-Stoneburg étaient-ils à ce jour coutumiers de tels faits. Quiconque apprenait le métier des armes apprenait aussi celui de la ruse, de la négoce, de la diplomatie et du calcul politique. Gloire et fortunes se faisaient et se défaisaient si vite à Bourg-Stoneburg que ses habitants prenaient tôt l’habitude de mordre la vie à pleines dents lorsque le destin leur souriait. Humains, elfes, jeunes, vieux, femmes, hommes : chacun se sentait Bourg-Stoneburgeoise et Bourg-Stoneburgeois avant tout. C’était là un des secrets de la longévité de cette modeste place forte devenue étape incontournable pour quiconque voyageait dans l’extrême ouest du pays.
« Qui va là ? » lança une sentinelle vers l’intérieur de la cour pavée. L’étonnement fit relever son nez à Selmer et arrêta Ludwig au moment où il allait assassiner un nouveau sac de grains. Derrière eux, moins d’une demi-patrouille de la milice locale. Même pas dix, compta brièvement Ludwig.
« Portes closes pour les fuyards et les déserteurs. Ordres du Conseil. »
La sergente tendit à Ludwig un parchemin enroulé, cacheté à la cire verte, et marqué du sceau du Conseil. Ce fut toutefois Selmer qui s’en saisit. Dans sa jeunesse, l’instruction de Ludwig s’était arrêtée au calcul mental.
La lecture arracha des yeux ronds à Selmer. Il dut pourtant se rendre à l’évidence : tout était en ordre.
« Ils… ils peuvent sortir, Lud’. »
Ludwig parut contrarié par la nouvelle ; toutefois, la discipline et l’obéissance l’emportèrent bien vite sur son zèle vérificateur.
« Par curiosité… » Il hésita un instant : « Comment se fait-il que le Conseil ait autorisé quelques-uns de leurs miliciens à quitter la ville ?
– Je ne saurais vous dire les raisons qui ont animé ce choix, sourit affablement la sergente au béret vert à plume jaune. En revanche, permettez que je vous corrige : le Conseil ne nous a pas autorisé à quitter Bourg-Stoneburg. Il nous a ordonné d’aller prêter main-forte aux assiégeants de Lunarën… ».